Tic. Tac. Tic. Tac. Le vieux réveil égrenait lentement les secondes. Trop lentement. Les aiguilles fluorescentes de l'antique objet affichaient approchaient de minuit. Encore à peu près six heures à patienter avant qu'il ne faille commencer une nouvelle journée et le sommeil qui s'obstinait à fuir, ce n’était pas faute d’avoir eu une journée chargée... Seul le passage de rares voitures dans la rue en contrebas venaient troubler le tic-tac du réveil. On se dit qu’on va réussir à s’endormir si on attend. Et on attend… Et le tic-tac s’obstine et le sommeil ne vient pas… Ce genre de nuit où on préférerait être de service ou veilleur de nuit, au lieu de rester les yeux fixés sur le plafond.

Abandonnant l’idée d’une nuit de sommeil complète, je m’étais relevé, et après avoir enfilé un vieux treillis et un débardeur noir, j’étais descendu au garage. Heureusement pour moi, j’avais de quoi m’occuper. La lumière avait bourdonné en s’allumant. J’avais sorti mes outils, puis, trouvant le silence pesant, j’étais allé mettre un CD en sourdine. Ce n’était pas parce que j’étais insomniaque que je devais empêcher les gens  de dormir ! Je me mis ensuite au travail, silencieux et efficace, comme toujours.

L’avantage de faire quelque chose de ses dix doigts, c’est qu’on  ne voit pas le temps passer. Je pouvais rester plusieurs heures à bricoler, je ne voyais pas les aiguilles tourner dans le vide, et c’était exactement l’effet recherché. De toute façon, il n’y avait pas d’horloge dans mon garage. Quel intérêt y aurait-il à avoir une horloge dans un garage – personnel ? Au bout d’un moment, je m’arrêtai et m’étirai, avant d’aller m’allumer une cigarette, en veillant à rester loin de tout produit inflammable : potentiellement fou, mais encore loin d’être con.

Le grincement d’une marche du petit escalier qui reliait le garage au reste de la maison me tira de mes pensées. La première marche (en partant du haut) grinçait toujours si on posait le pied au milieu. Ce n’était pas un de ces grincements d’usure que l’on entend lorsque le bois travaille pendant la nuit.  Aurais-je oublié de verrouiller ma porte ? Je posais ma cigarette dans le cendrier et me dirigeai à pas de loup vers la boîte où je rangeais ma seconde arme. J’ôtais la sécurité et attendis patiemment que mon visiteur nocturne pointe le bout de son nez… pour se trouver face à un .42, ça, c’était sûr qu’il n’allait pas s’y attendre.

La porte s’ouvrit lentement, et il ne me fallut que quelques secondes pour reconnaître l’intrus, même si ça faisait un moment que je ne l’avais pas vu. Je ne baissais pas mon arme pour autant. Non pas que je sois paranoïaque, disons qu’avec le job que je faisais, on était jamais trop sûr de son coup. Tant que je ne connaissais pas ses intentions, il allait devoir s’habituer à voir mon arme braquée sur lui… Même s’il était sans doute capable de me désarmer.

- Drôle de timing pour une visite.

Quoi que, je ne savais pas quelle heure il était précisément.

- Ai-je droit à une explication... Colonel ?

Deux vétérans de l'armée. Deux flingues. Dans un garage. A une heure assez indue. Le tableau aurait pu être comique. Si ce n'était le fait que nous savions tous deux fort bien nous servir de ces armes et que si la situation dégénérait, ça risquait de se terminer par un cadavre sur le sol. Bordel, mais c'est quoi cette idée de se pointer chez les gens, à pas d'heure, avec une arme ? La gueule noire de l'arme de Sebastian Moran était pointée sur moi. Cependant, tandis que je parlais, il resta silencieux, avant de lentement remettre son arme dans son holster. Enfin, il parla. Ce n'était pas vraiment une question.

- Fallait bien que je gagne ma vie.

Il se rapprocha de moi. Je n'avais pas relâché ma garde. Je l'observais faire son petit manège. Ne percevant pas de mauvaise intention de sa part, j'ôtais mon doigt de sur la gâchette et posai mon arme sur l'établi. Là où je pourrais facilement l'attraper.

- Il me semble que toi et moi, on ne joue plus trop dans le même camp, Sebastian.

Aux dernières nouvelles, il était même plutôt personna non grata qu'invité d'honneur. Alors, que faisait-il chez moi, à cette heure-là ? Je ne savais pas trop ce que je devais penser de sa présence ici. Peut-être même que je m'en foutais. S'il avait été là pour me tuer... Je serais sans doute déjà mort. On ne tape pas la discussion avec un futur cadavre, non ?

- Alors, pourquoi venir ici, et pourquoi maintenant ? ça fait combien de temps depuis l'Afghanistan ?

Des années. Pourtant j'avais l'impression d'être rentré depuis quelques jours seulement. Comme si ce n'était qu'une permission et que bientôt, paquetage sur le dos, je repartirais là-bas. Pourtant, je me levais tous les matins au son d'une radio de rock et avec les échos de bruits de moteurs de voitures tout à fait européennes. Je ne remettrais plus les pieds au front. Mais une partie de moi n'était jamais rentrée, perdue là-bas, dans le désert de la guerre.

- J'imagine que ce n'est pas pour parler du bon vieux temps.

Nous ne jouions plus dans le même camp, mais ce qu'il me répondit me mit légèrement mal à l'aise. Comment pouvait-il savoir ? Ce n'était pas le genre de choses qui s'ébruitait généralement. Et j'avais fait en sorte d'être discret... Pas suffisamment visiblement. Je serais plus prudent la prochaine fois. Cependant, ma hiérarchie avait l'air de ne rien savoir. Ce qui était une bonne chose... Après tout, si un criminel balançait sur un flic, qui croirait-on... Sebastian éluda une partie de mes questions. Cela non plus, ce n'était pas pour me plaire. Sept ans. Une sacrée paie, même. J'eus un léger sourire, même si je doutais qu'il soit là pour discuter du bon vieux temps, ce qu'il me confirma.

Cependant, lorsqu'il en vint à parler de Moriarty, je ne pus m'empêcher de me méfier. De même que je remarquais que s'il avait adopté une position plutôt nonchalante, sa main était suffisamment proche de son arme pour qu'il puisse s'en saisir si jamais il le fallait. Les vieilles habitudes ont la vie dure.

- Je sais que je vis un peu en reclus, mais tout de même. Je suis flic.

Donc, forcément, j'avais entendu parler de sa "résurrection". Et je ne pouvais pas dire que ça me réjouissait. C'était plutôt annonciateur d’événements fort peu joyeux. Même si cela signifiait "plus d'action".

- Il faut vraiment que tu aies besoin d'aide, pour qu'après sept ans tu viennes me trouver.

J'allais récupérer ma clope, au prix où coûtaient les cigarettes, je n'allais quand même pas en gâcher une ! Je la rallumais calmement et fixais Sebastian. Sept ans. Sept ans sans ne serait-ce que le croiser et subitement, il apparaissait dans mon garage. Je ne pouvais pas m'empêcher de me méfier.

- Pourquoi je devrais t'aider ? Sept ans d'absence et tout d'un coup, tu apparais chez moi, frais comme un gardon. Avec une arme... Pas vraiment comme quelqu'un qui aurait besoin d'aide.

Je tirais une bouffée de ma cigarette. Avant d'accorder mon aide, il allait falloir que je sache de quoi il en retournait. Mais ce ne serait assurément pas un truc du genre boy-scout. Pas quand il s'agissait de vétérans d'une guerre comme celle en Afghanistan. Le pire étant que malgré la méfiance, j'étais prêt à m'engager, sans savoir de quoi il en retournait. Ni même si j'allais survivre. Parce que j'étais un soldat. Et qu'autrefois j'aurais suivis quelqu'un comme Sebastian jusqu'au bout du monde s'il avait fallu. Même avec sept ans de plus, je n'étais qu'une jeune recrue qui brûlait d'impatience de changer le monde. Et d'impressionner les anciens.